Cette semaine est une semaine spéciale pour STEMsocial, avec l’organisation d’un événement “science et art” (voir ici). Dans ce contexte, mon post hebdomadaire est dédié à la matière noire, et j’y apporte un complément aux informations se trouvant dans mes deux derniers posts (ici et là).
Ce blog démarre avec une brève présentation de ce qu’est la matière noire et d’où cette idée provient. Je décris ensuite comment les physiciens du monde entier la recherchent activement, de sorte que lumière soit faite sur ce sujet sombre (et hop une blague de physicien au passage).
Au passage, pour ceux qui n’ont pas trop le temps mais qui veulent en savoir plus, je suggère de lire directement la dernière partie de ce post.
[Crédits: Image originale de Maklay62 (Pixabay)]
Une vieille et sombre relique dans l’univers
Tout ce qui touche à la matière noire est assez populaire en physique des particules. En effet, bien que la matière noire soit motivée par environ 90 ans d’observations en cosmologie, le Modèle Standard n’a strictement rien à dire sur ce sujet. Ainsi, il nous faut de la physique au-delà du Modèle Standard pour tenter d’obtenir une explication théoriquement satisfaisante.
D’’où est-ce que cette matière noire provient-elle ? Pourquoi sommes-nous convaincus qu’il existe une telle substance dans l’univers ? Et qu’est-ce que cette substance après tout ? Tant de questions auxquelles il nous faut répondre…
Notre histoire commence par “Il était une fois en 1930”. Un physicien suisse nommé Zwicky étudie la vitesse de rotation des étoiles dans des galaxies voisines. Ses mesures sont cependant en désaccord total avec les prédictions induites par la gravité, les étoiles tournant trop rapidement. Zwicky a alors l’idée d’introduire une sorte de matière invisible, qui serait responsable du mouvement apparemment trop rapide des étoiles.
Fin des années 1960 et début des années 1970, Rubin confirme ces observations de façon robuste. Nous avons donc bien une forme de matière inconnue dans l’univers, la différence avec la matière ordinaire étant cette “noirceur” la rendant invisible par rapport à la lumière. Cette preuve de l’existence de la matière noire est cependant indirecte.
[Crédits: NASA (CC BY 2.0)]
Dans les années 1970, on savait ainsi que la matière noire permettait d’expliquer les observations, à moins de faire une croix sur la théorie de la gravitation de Newton. Mais était-ce suffisant pour justifier toute cette excitation autour de la matière noire ? Bien sûr que non… le meilleur reste à venir.
En 1965, Penzias et Wilson découvrent accidentellement que l’univers est rempli d’un rayonnement dont la température est de 2.73 degrés Kelvin (-270.4 degrés Celsius). Aujourd’hui, ce rayonnement est appelée le fond diffus cosmologique (le CMB en utilisant son abréviation anglophone), et est une conséquence bien connue du modèle standard de la cosmologie. Ce rayonnement prend sa source lorsque l’univers était dans la fleur de l’âge, c’est-à-dire 380,000 ans après le Big Bang,
Avant ce moment clé, les noyaux atomiques et les électrons n’étaient pas liés : la matière n’existait pas sous forme d’atomes, mais sous forme de ses constituants subatomiques chargés électriquement. Cela implique que les rayonnements avaient du mal à voyager sur de longues distances en raison d’interactions constantes avec tout ce qui portait une charge électrique non nulle (c’est-à-dire quasi tout le contenu matériel de l’univers à ce moment).
Mais après 380,000 ans, l’univers avait suffisamment refroidi pour permettre aux noyaux et aux électrons de former des atomes neutres. Et ça, ça change tout ! Le rayonnement peut tout à coup voyager de façon illimitée dans l’espace, vu que la matière n’est plus chargée électriquement. Le rayonnement de cette époque est donc toujours présent aujourd’hui (il s’agit du CMB), et peut ainsi être étudié.
Depuis 1965, la précision des mesures du CMB a évolué, de sorte que nous savons que la température du CMB n’est pas constante à 2.73 degrés Kelvin. Cette dernière valeur est en fait une valeur moyenne, et il existe de minuscules variations de température dans le CMB. Ces variations permettent de cartographier l’univers d’il y a 380,000 ans après le Big Bang, La sentence est irrévocable : il nous faut de la matière noire.
[Crédits: Michael L. Umbricht (CC BY-SA 4.0)]
Mais on peut en rajouter une couche. Sans matière noire, il serait impossible d’expliquer la structure des galaxies et de l’univers telle qu’observée. On peut aussi mentionner que les effets de lentilles gravitationnelles consistent en une autre preuve pointant vers l’existence de matière noire, vu que cette dernière influence les trajectoires suivies par les rayons lumineux.
Donc, pour faire court, nous avons besoin de matière noire pour expliquer tout un tas d’observations cosmologiques. Ces observations sont cependant toutes des preuves indirectes de l’existence de la matière noire, l’observation directe étant le point manquant dans notre raisonnement. La suite de ce post va se concentrer sur cette dernière phrase, et je vais expliquer comment nous, pauvres humains que nous sommes, essayons d’attraper de la matière noire et de mesurer ses propriétés.
Un graphique à la base de tout
Les recherches de matière noire existantes se basent sur deux hypothèses. Premièrement, il nous faut une particule élémentaire pouvant jouer le rôle de matière noire. Deuxièmement, la matière noire est supposée interagir avec le Modèle Standard de la physique des particules (en plus de ses interactions gravitationnelles).
J’avais brièvement évoqué comment réaliser cela dans ce post plus ancien. Du coup, je n’entrerai pas dans les détails. Nous allons supposer que nous avons une particule de matière noire et qu’elle interagit avec le Modèle Standard. Pouf…
Une conséquence de cette hypothèse est qu’il existe des processus impliquant deux particules de matière noire et deux particules du Modèle Standard. Ces processus sont le cœur des recherches actuelles de matière noire, et ils sont illustrés dans le magnifique diagramme fait maison ci-dessous. La beauté est subjective, n’est-ce pas… ;)
[Crédits: @lemouth (et oui c’est fait maison)]
Il y a plein de physique dans cette figure. Ainsi, nous avons deux particules de matière noire (les lignes en gras à gauche) qui vont réagir d’une certaine façon (le gros machin coloré au milieu) pour produire deux particules du Modèle Standard (les lignes en gras à droite).
Mais ce n’est pas tout. Nous pouvons effectuer une lecture de la figure de droite à gauche. Dans ce cas-là, on aurait deux particules du Modèle Standard qui réagissent pour produire deux particules de matière noire. Il s’agit du processus inverse à celui mentionné ci-dessus.
Et bien sûr, on peut continuer le délire et lire le graphe de haut en bas, ou de bas en haut (c’est pareil). Dans cette situation, on aura une particle de matière noire et une particule du Modèle Standard qui interagiront, et donneront lieu aux mêmes particules mais dans une configuration cinématique différente.
Nous avons ainsi trois façon de lire un même graphique, qui correspondent aux trois façons de rechercher la matière noire expérimentalement.
De la matière noire coincée entre trois types de recherche
À présent, je vais discuter du point principal de ce post, à savoir les différentes façon de rechercher de la matière noire. Commençons avec le premier processus introduit ci-dessus : deux particules de matière noire s’annihilent pour donner deux particules du Modèle Standard.
Pour qu’un tel processus ait lieu, il faut une région de l’univers assez dense en matière noire. Sans cela, il serait impossible d’avoir deux particules de matière noire qui se rencontrent pour interagir. Heureusement pour nous, de telles régions existent. Par exemple, le centre de la Voie Lactée est pile ce qu’il nous faut. Ou encore, on peut mentionner les galaxies naines sphéroïdales, i.e. des galaxies avec très peu d’étoiles et principalement composées de matière noire.
[Crédits: 2MASS (domaine public)]
On a ainsi des régions de l’univers où des particules du Modèle Standard peuvent être produites à partir de l’annihilation de particules de matière noire. Ensuite, ces particules du Modèle Standard contribuent aux flux de rayons cosmiques et de rayons gamma se baladant dans l’univers. Nous pouvons par conséquent les détecter dans des satellites dédiés et en orbite autour de la Terre, comme le télescope Fermi-LAT.
Il “suffit” alors de comparer les signaux obtenus aux attentes venant des objets astrophysiques classiques (i.e. le bruit de fond au signal de rayons cosmiques ou gamma provenant d’annihilation de matière noire). Pour le moment, aucun excès n’a (malheureusement) été observé dans les données.
La deuxième méthode permettant de rechercher la matière noire dont je vais parler est celle où notre diagramme est lu de la droite vers la gauche, c’est-à-dire le processus inverse de celui menant à la production de rayons cosmiques et gamma. Ici, deux particules du Modèle Standard s’annihilent pour donner lieu à la production de deux particules de matière noire.
Comme les particules de matière noire sont souvent considérées plus lourdes que les particules du Modèle Standard, ces dernières doivent être accélérées pour espérer pouvoir produire de la matière noire dans une réaction. C’est tout simplement la relativité restreinte d’Einstein en action. La masse est une forme d’énergie, et l’énergie totale est conservée. Par conséquent, produire quelque chose de lourd demande d’augmenter l’énergie totale, ce qui peut se faire en accélérant les particules de l’état initial du processus.
Ce contexte expérimental est exactement celui mis en place dans les accélérateurs de particules comme le Grand Collisionneur de Hadrons (le LHC) du CERN. Un exemple de collision qui pourrait donner lieu à de la matière noire est donné dans la figure ci-dessous.
[Crédits: CERN]
Nous avons ici un enregistrement d’une collision au LHC. Afin de voir où se trouve potentiellement la matière noire, on utilise l’une des règles d’or de la physique : la conservation de l’énergie et de l’impulsion. Ces deux grandeurs sont conservées dans tout processus.
Cette conservation doit donc être vérifiable dans toute collision de particules. Sur la figure ci-dessus, cela revient à prendre en compte les dépôts d’énergie dans le détecteur (taches rouges et bleues en haut de la figure) et les traces qui y sont enregistrées (les courbes vertes au milieu). Ce qu’on voit alors est que de l’énergie et de l’impulsion sont manquantes (la flèche rouge vers le bas). Cela correspond à des particules quittant le détecteur de façon invisible.
Cette énergie manquante pourrait tout à fait être reliée à de la production de matière noire, vu que la matière noire est très faiblement interagissante et quitterait le détecteur de façon invisible une fois produite. Cependant, un tel signal n’est pas sans bruit de fond du Modèle Standard dans lequel des signaux d’énergie manquante sont aussi prédits.
Pour le moment, toutes les analyses du LHC recherchant de la matière noire ont des résultats compatibles avec les attentes du Modèle Standard. À nouveau, pas de signal…
[Crédits: SLAC]
Notre dernière façon de rechercher de la matière noire part à nouveau du diagramme donné bien plus haut dans ce post, mais que nous lisons cette fois de haut en bas. Cela correspond à un processus dans lequel une particule de matière noire tape sur une particule du Modèle Standard au repos, et fait reculer cette dernière légèrement. Ce phénomène est celui exploité dans les expériences de détection directe comme celle de la figure ci-dessous.
Cet exemple est celui de l’expérience Xenon-1T. Ici, nous avons un détecteur fait d’un grand réservoir de xénon liquide, bien entouré d’électronique, et on attend que l’une des particules du vent de matière noire soufflant sur notre planète frappe un atome de xénon (son noyau ou l’un de ses électrons). Le recul qui est généré peut alors être mesuré.
Bien qu’un tel événement soit rare (la matière noire interagit très faiblement), nous avons un détecteur assez massif (1 tonne de xénon liquide, qui deviendra bientôt plusieurs tonnes de xénon liquide). Ainsi, si nous attendons pendant une durée suffisamment grande, nous devrions observer une poignée d’événements.
Malheureusement, une fois de plus aucun signal n’a été détecté. La matière noire est ainsi beaucoup plus subtile que prédit par les scénarios les plus optimistes.
Je n’ai pas le temps; la version courte ça donne quoi ?
La matière noire est l’une des substances les plus insaisissables actuellement recherchée par les physiciens. Nous savons par la cosmologie qu’il nous en faut, que cela soit en raison du mouvement des étoiles dans les galaxies, des propriétés du fond diffus cosmologique ou de la formation des grandes structures dans l’univers. Cependant, à ces motivations manquent une observation plus directe durant laquelle les conséquences d’un processus impliquant de la matière noire sont observées.
Cette pièce manquante à notre puzzle est recherchée de trois façons, toutes provenant du fait que s’il existe une particule de matière noire et si cette particule interagit avec le Modèle Standard, alors nous avons automatiquement des réactions impliquant deux particules de matière noire et deux particules du Modèle Standard.
- Deux particules de matière noire peuvent s’annihiler en deux particules du Modèle Standard. Cela donne lieu à des signaux de rayons cosmiques et de rayons gamma que nous pouvons observer via des détecteurs se trouvant dans des satellites en orbite autour de la Terre.
- Deux particules accélérées peuvent s’annihiler pour produire de la matière noire. Il s’agit de la stratégie mise en place aux accélérateurs de particules recherchant un signal de matière noire (i.e. un signal avec de l’énergie manquante).
- Une particule de matière noire peut frapper une particule du Modèle Standard et la faire reculer. Ce recul peut être observé dans des détecteurs dédiés.
Malgré cette variété de recherches, la matière noire nous échappe toujours aujourd’hui. La plupart des modèles de matière noire sont donc de plus en plus contraints. Nous avons cependant encore une marge de manœuvre suffisante pour que la matière noire soit quelque chose de viable au vu des données. Les expériences en cours et planifiées nous promettent de grandes choses (plus de données, plus de précision, plus d’expériences, etc.).
Voilà voilà ! J’espère que cette petite introduction vous a intéressés. N’hésitez pas à vous défouler dans les commentaires avec vos questions, qu’elles concernent ce post ou la physique des particules et la cosmologie en générale, ou avec vos feedbacks, qu’ils soient négatifs ou positifs.
Une bonne fin de semaine à tous et rendez-vous la semaine prochaine avec un nouveau sujet (je parlerai de neutrinos).