For my English-speaking readers, this post is a French adaptation of this blog addressing the basics of neutrino physics.
Après trois semaines intenses durant lesquelles j’ai principalement discuté de matière noire, il est temps de varier un petit peu le sujet. Pas de panique, la matière noire reviendra bien assez vite, et je vais faire des efforts pour maintenir un taux élevé de blagues de physicien par post (comme ça @robotics101 sera satisfait ;) ).
Depuis deux ans environ, je travaille sur les phénomènes associés aux neutrinos. Ces travaux ont donné lieu à deux publications scientifiques l’an dernier, et une nouvelle publication devrait sortir cette année. Avant de discuter ces derniers résultats, il est nécessaire d’introduire un petit peu le contexte et de présenter quelques faits de base à propos des neutrinos. Autrement dit, nous allons parler des raisons qui font que ces bestioles sont intéressantes.
Avant de commencer, je vais poser une petite question (à laquelle personne n’a répondu dans la version anglaise de ce post). Il y a un lien entre l’image ci-dessous et les neutrinos. Mais lequel ?
[Crédits: Image originale d’IceCube (NSF)]
Épisode 1 - Une particule indétectable
Notre histoire démarre au début du 20ème siècle, lors des premières études de radioactivité. Les physiciens de l’époque essayaient de comprendre le mécanisme derrière les désintégrations beta, qui sont des processus au cours desquels un noyau atomique donné se désintègre en un autre noyau atomique en émettant un électron.
Pour étudier la dynamique de ce processus, on fait appel à deux règles d’or de la physique. La première n’est autre que la conservation de l’énergie, qui avait déjà été évoquée dans un contexte de détection potentielle de matière noire aux collisionneurs de particules (voir ici). La second règle est la conservation de la charge électrique. Cette dernière implique que dans une réaction, la somme des charges électriques des particules initiales est égale à la somme des charges des particules de l’état final.
Il est maintenant temps de rappeler qu’un noyau atomique est fait de protons (de charge électrique égale à +1 unité) et de neutrinos (sans charge électrique). Par conséquent, la charge électrique d’un noyau atomique est égale à son nombre de protons. Dans les désintégrations beta, un noyau se transforme en un autre noyau et un électron. Il faut donc que le second noyau ait un proton de moins que le premier pour avoir conservation de la charge électrique.
En fait, dans une désintégrations beta, un noyau atomique contenant un certain nombre de protons et de neutrons se désintègre en un noyau atomique contenant un proton supplémentaire et un neutron en moins, et un électron. Et comme une image vaut mille mots (ce qui reste vrai même si l’image est pourrie), je vous présente mon chef d’œuvre du jour.
[Crédits: @lemouth]
Dans cette image, on peut voir que le noyau atomique de gauche se désintègre dans le noyau atomique de droite. Nos deux noyaux sont faits de protons (en rouge) et de neutrons (en bleu), et nous pouvons observer que l’un des neutrons est converti en proton lors de la désintégration. Cela s’accompagne de l’émission d’un électron (en orange). Oublions pour le moment le neutrino (en violet)… On va revenir à lui bien assez vite (et il n’existait pas au début du 20ème siècle).
La charge électrique est bien conservée ici, car un neutron de charge nulle est transformé en un proton de charge +1 et un électron de charge -1. Cependant, l’énergie aussi doit être conservée. On peut faire les calculs correspondants à l’aide de la relativité restreinte, et voir que cela implique que l’énergie de l’électron ne peut prendre qu’une valeur unique.
Expérimentalement, il était malheureusement (ou heureusement en fait) observé que ce n’était pas le cas. L’électron pouvait avoir une énergie égale à n’importe quelle valeur située entre 0 et l’énergie attendue. Pauli résolut le problème d’une façon horrible (ce sont ses propres mots) : il proposa que l’énergie était partagée avec une particule indétectable. On avait conservation de l’énergie uniquement si l’on supposait que deux particules étaient émises : un électron et un truc invisible, un neutrino.
Fermi a adoré l’idée et en a même proposé une théorie peu après. Mais la consécration eut lieu en 1956 lorsque Reines et Cowan ont démontré tout le bazar expérimentalement. Pour se faire, ils ont pris un container de 400 litres d’eau contenant du chloride de cadnium, entouré le tout avec de l’électronique afin de scruter l’intérieur, et attendu… qu’un neutrino passe et interagisse avec un proton de l’eau. En fait, ils espéraient observer une réaction durant laquelle un neutrino interagit avec un proton pour produire un neutron et un positron. Il s’agit d’un processus plus ou moins inverse à la désintégration beta.
Bingo ! Le neutrino était à présent bien réel, et donc bien moins horrible…
Épisode 2 - un, deux et trois neutrinos !
Aujourd’hui, nous savons qu’il n’y a pas qu’un neutrino, mais en fait trois : le neutrino électronique (celui des désintégrations beta), le neutrino muonique et le neutrino tau. Ces trois neutrinos sont de plus très faiblement interactifs, de sorte que des millions de millions de neutrinos nous traversent à chaque seconde… sans rien faire.
L’hypothèse du neutrino muonique fut proposée peu de temps après la découverte du muon (un gros grand frère à l’électron) dans l’étude des rayons cosmiques (voir ici). En étudiant la force faible (l’une des trois interactions fondamentales), les physiciens furent amenés à postuler l’existence d’un second neutrino. En effet, la force faible groupe toutes les particules deux par deux : un quark up et un quark down, un quark charmé et un quark étrange, un électron et un neutrino électronique, etc.
Mais pour prouver que le neutrino muonique existait, il a fallu inventer… des faisceaux de neutrinos que l’on balançait ensuite sur une cible. Pour ce faire, on envoie des protons accélérés sur une cible fixe. Les particules produites lors de la collisions voyagent ensuite sur des dizaines de mètres avant de se désintégrer. La suite est simple : on stoppe toutes les particules produites à l’aide d’un mur d’acier de 13.5 mètres d’épaisseur.
Toutes les particules sont-elles stoppées ? Et bien non ! Tous les neutrinos produits dans cette réaction résistent encore et toujours à l’envahisseur et survivent, car ils n’interagissent quasiment pas avec la matière. Ainsi, si l’on se place de l’autre côté du mur d’acier, on est certain de n’avoir que des neutrinos. Il suffit alors de construire un détecteur afin d’observer ce que le faisceau de neutrinos ainsi produit va faire.
Le choix du détecteur s’est porté vers une chambre à étincelles de 10 tonnes, cette grande taille étant à nouveau une conséquence de la nature faiblement interagissante des neutrinos. Il faut avoir suffisamment de matériel de détection pour espérer observer des événements extrêmement peu fréquents. On maximise simplement la probabilité d’avoir un signal.
Les conclusions de l’expérience furent sans appel (une fois de plus, la sentence fut irrévocable) : nous avons bien deux neutrinos, un neutrino électronique et un neutrino muonique (et pas qu’une seule particule jouant les deux rôles).
[Crédits: CERN (CC-BY-4.0)]
Dans leur course aux nouvelles particules, les physiciens on découvert le lepton tau dans les années 1970 sur base de l’observation de 64 événements compatibles avec la présence d’un nouveau lepton plus lourd. Ces événements ont pour origine une collision d’un électron et d’un positron, qui a ensuite mené à la production d’un électron, d’un muon et de l’énergie manquante (c’est-à-dire quelques neutrinos invisibles non détectés).
Ce type d’état final n’est possible que si nous avons un lepton plus lourd que l’électron et le muon dans le Modèle Standard (i.e. un tau). La collision initiale en produit alors une paire, et chacun des taus se désintègre différemment. Le premier donne un électron et de l’énergie manquante emportée par des neutrinos, et le second un muon et de l’énergie manquante emportée par des neutrinos). Sur tous les neutrinos produits (nous en avons en fait quatre), deux sont des neutrinos taus qu’il restait à observer directement.
La preuve directe de l’existence des neutrinos taus fut très compliquée à obtenir. Dans le processus ci-dessus, on observe uniquement de l’énergie manquante, qui est la somme de l’énergie emportée par chaque neutrino impliqué. On ne peut donc pas remonter à chaque neutrino individuel.
Il a fallu attendre jusqu’en juillet 2000 pour la découverte du neutrino tau (voir ici). La collaboration DONUT étudiait alors les interactions d’un faisceau de neutrinos très intense, et espérait observer la collision de quelques neutrinos taus du faisceau avec les atomes de fer d’un détecteur de 15 mètres de long (de nouveau, il faut un gros détecteur pour avoir une chance d’observer un signal).
Trois années de dur labeur et 12 événements plus tard (sur les milliers de milliards de neutrinos taus du faisceau), nous avions 12 signes d’interaction d’un neutrino tau avec un noyau de fer. Le détecteur consistait en un mélange de plaques de fer et d’émulsions photographiques. La collision du neutrino tau générait alors des leptons taus qui ont ensuite laissé des traces observables d’environ 1 millimètre dans les émulsions. Il a fallut trois ans pour comprendre tout ça !
[Crédits: Fermilab]
Épisode 3 - la catastrophe : les neutrinos sont des caméléons !
Commençons par résumer la situation. Le Modèle Standard contient trois types de neutrinos (le neutrino électronique 𝞶e, le neutrino muonique 𝞶𝝁 et le neutrino tau 𝞶𝜏). Ces trois neutrinos ont été confirmés expérimentalement, comme discuté ci-dessus. Afin de satisfaire les propriétés observées, il faut que dans le Modèle Standard, ces neutrinos soient non massifs.
Cependant, certains problèmes liés aux neutrinos étaient présents dans les données depuis les années 1960. Par exemple, le taux de neutrinos électroniques émis par les réactions nucléaires du soleil était incorrect lorsque données et théorie étaient comparés. Lorsqu’il brûle, le soleil émet une grande quantité de neutrinos, et ces neutrinos peuvent être observés sur Terre. Surprise, deux tiers des neutrinos manquent à l’appel !
Une des suggestions faites pour résoudre ce problème fut de proposer qu’un neutrino d’une nature donnée pouvait changer de nature durant sa propagation. Ainsi, de nombreux neutrinos électroniques émis par le soleil pouvaient être convertis en neutrinos muoniques et taus durant le voyage de 150 millions de kilomètres vers la Terre.
[Crédits: J-Parc]
De plus, la mesure de la quantité relative de neutrinos électroniques et muoniques produits dans l’atmosphère à partir des interactions avec les rayons cosmiques était inconsistante avec le Modèle Standard. Il y avait également des problèmes avec les neutrinos émis par les accélérateurs. Et ainsi de suite. Tous ces problèmes pouvaient se résoudre d’un seul coup en supposant que les neutrinos pouvaient changer de nature durant leur propagation.
La réponse provint de deux expériences, à Super-Kamiokande (Super-K) et au Sudbury Neutrino Observatory (SNO). Ce travail fut couronné par le Prix Nobel de physique de 2015 (voir ici).
Super-K pouvait être vu comme une grosse citerne de 50,000 tonnes d’eau extrêmement pure, entourée de 11,000 détecteurs de lumière. Bien que la plupart des neutrinos se contentent de traverser la citerne ni vus ni connus, dans de rares cas un neutrino va interagir avec un atome contenu dans l’eau. Cela mène à la création d’un électron (si nous avons un neutrino électronique initial) ou un muon (si nous avons un neutrino muonique initial).
SNO fonctionne de façon similaire. Cette fois, il s’agit d’un container de 1,000 tonnes d’eau lourde entouré de 10,000 senseurs. Sa photo est montrée ci-dessous, pour vous donner une idée de l’aspect de la chose. Super-K s’est concentré sur les neutrinos atmosphériques, et SNO sur les neutrinos solaires. Les conclusions des deux expériences furent très solides (on n’a pas le Prix Nobel pour rien, n’est-ce pas ?) : les neutrinos oscillent durant leur propagation. Autrement dit, les neutrinos changent de nature lorsqu’ils voyagent dans l’espace ou un milieu matériel. C’est à présent un fait.
[Crédits: SNO (CC BY-SA 4.0)]
Ce fait n’est pas un gros problème par rapport au fait que la mécanique quantique l’autorise. Par contre, cela n’est possible que si les neutrinos sont massifs, ce qu’ils ne sont pas dans le Modèle Standard. Les masses des neutrinos étant un fait avéré, nous avons donc une contradiction avec le Modèle Standard. Pour cette raison, les neutrinos sont d’après moi l’une des meilleurs motivations pour le développement d’une extension du Modèle Standard, comme déjà discuté ici.
Décrire la physique des neutrinos de façon indépendante de tout modèle spécifique est nécessaire, car il y a toute une série de modèles disponibles. Ici, on va considèrer que nous avons trois neutrinos dans le Modèle Standard, mais ces neutrinos ne sont pas les neutrinos électroniques, muoniques et taus discutés jusqu’à présent. Nous avons à la place trois neutrinos qui sont des mélanges des trois neutrinos de départ. Ainsi, chaque neutrino est à présent massif, et contient une certaine quantité de neutrino électronique, de neutrino muonique et de neutrino tau.
Il ressort alors aux expériences de mesurer les masses des neutrinos et les paramètres de mélange donnant le contenu en saveur de chaque neutrino (les trois saveurs étant les neutrinos électroniques, muoniques et taus). Nous avons 6 paramètres indépendants, et certains d’entre eux commencent à être connus plutôt précisément. En revanche, pour d’autres ce n’est plutôt pas ça, ce qui a l’avantage de laisser de la marge à l’imagination des théoriciens. Nous avons des contraintes, mais des contraintes plus sévères sont nécessaires ! Cela va venir… il suffit d’être patient.
Les mystères des neutrinos - un reboot
Les neutrinos sont probablement les bestioles les plus intéressantes du Modèle Standard de la physique des particules. Ils furent postulés par Pauli dans les années 1930, et considérés dès leur naissance comme une ‘chose horrible’ permettant d’expliquer un signal d’énergie manquante dans les études pionnières de radioactivité. Suite à cela, un très long voyage a débuté… et est toujours en cours.
Dans le Modèle Standard, nous avons trois espèces de neutrinos non massifs : les neutrinos électroniques, muoniques et taus. Cela a pris un bon moment avant de découvrir chacun d’eux expérimentalement, le neutrino tau ayant seulement été observé directement pour la première fois en juillet 2000. Ce succès de la physique des neutrinos vient cependant avec son lot de mystères.
Il est apparu que sur des voyages ‘longue-distance’, un neutrino d’une nature donnée (électron, muon ou tau) peut ‘osciller’ (ou être converti) en un neutrino d’une nature différente. Ce mécanisme est autorisé par la mécanique quantique, mais demande que les trois neutrinos soient massifs. C’est une contradiction avec le Modèle Standard. Par conséquent, les neutrinos sont probablement notre meilleur portail vers les nouveaux phénomènes au-delà du Modèle Standard de la physique des particules.
Suite aux observations des oscillations de neutrinos, nous avons changé notre définition d’un neutrino. Chacun des trois neutrinos est alors vu comme un mélange de neutrinos électroniques, muoniques et taus. Un neutrino inclut ainsi une certaine quantité de chaque neutrino de départ. La mesure précise de cette quantité est l’un des grands défis des expériences actuelles et futures.
De mon côté, j’ai commencé à m’intéresser aux neutrinos il y a 2 ans, et j’ai étudié dans quelle mesure le Grand Collisionneur de Hadrons du CERN pourrait nous aider à comprendre les mystères des neutrinos. Avec mes collaborateurs, nous avons ainsi proposé un nouveau moyen d’accéder aux paramètres de mélange des neutrinos via des signaux jusqu’alors non considérés. Mais cette histoire sera celle de mon prochain post…
Je vous souhaite une bonne fin de semaine à toutes et tous, et n’hésitez pas à me bombarder de questions et commentaires ! À bientôt !