For my English-speaking readership, the present blog is the French adaptation of this older blog addressing how dark matter models suitable for studies at particle colliders can be constructed.
Petit à petit, je rattrape mon retard avec la transposition française de mes posts anglais. Bien que je reste très lent en raison de la fatigue due au COVID (ça ne veut pas partir, grmph), j’y arrive doucement…
Le sujet du jour m’est venu via Twitter, que j’ai rejoint grâce à Hive (si ‘grâce’ est le bon mot à utiliser dans ce contexte). L’un de mes contacts physiciens a porté à mon attention cet article scientifique qui discute de la construction de modèles de matière noire pouvant être utilisables pour les recherches en collisionneurs de particules comme le Grand Collisionneur de Hadrons (le LHC) du CERN.
Cet article m’a pas mal fait sourire, car il mentionne l’existence d’une configuration de matière noire bien connue, que ses auteurs dénomment en anglais ‘The Incredible Bulk’. Ce nom tombe à pic, et les connaisseurs ne pourront s’empêcher d’en rigoler… Comment est-ce possible que personne n’y avait pensé jusqu’ici (Marvel quand tu nous tiens…).
Par conséquent, j’ai décidé de discuter de ce sujet dans ce blog, d’autant plus qu’il complète bien le post de la semaine dernière.
[Credits: Image originale par geralt (Pixabay)]
Dans la suite de ce post, je commence par un court récapitulatif sur la matière noire, sachant qu’un blog bien croustillant sur le sujet est déjà disponible ici. Ensuite, j’attaque le plat de résistance par un exemple montrant comment des modèles simplifiés dédiés aux recherches de matière noire aux collisionneurs sont construits.
Pour les plus pressés, n’hésitez pas à vous faufiler en douce directement à la dernière partie du post. Pour les autres, profitez bien de votre lecture !
Matière noire, matière noire, matière noire ! (Beetlejuice ?)
D’habitude, lorsque je commence à parler de matière noire, je file directement aux motivations derrière ce concept. En agissant de la sorte, je pèche cependant par omission et oublie de mentionner quelques closes écrites en tout petit. Je ne ferai pas cette erreur aujourd’hui, pour changer.
Depuis une petite centaine d’années, de nombreuses observations cosmologiques mettent notre compréhension de l’univers à rude épreuve. Elles ont donné naissance à ce que nous appelons le modèle standard de la cosmologie. Ce modèle a le gros avantage d’être extrêmement simple (et la simplicité, quand elle fonctionne, doit être priorisée) et de n’avoir que peu de libertés. Ces dernières incluent la matière noire et l’énergie noire.
On peut ajuster ce modèle aux données et fixer les valeurs numériques de ses quelques paramètres. On se trouve alors être en accord avec quasi toutes les observations cosmologiques actuelles (modulo quelques anomalies). Cependant, cet accord théorie-expérience ne doit pas nous faire oublier que le modèle standard de la cosmologie est juste un modèle. Il n’a donc aucune fondation physique.
Ce modèle nous permet cependant d’entrevoir la route qui va nous mener à la vraie théorie décrivant le fonctionnement de l’univers, même si d’autres modèles existent et ne sont pas exclus (mais ces derniers marchent cependant moins bien).
[Crédits: Vis-sns (CC BY-SA 4.0)]
Pour résumer, le modèle standard de la cosmologie est un modèle avec peu de paramètres qui parvient à décrire de nombreux phénomènes observables et observés.
Ces observations incluent les courbes de rotation des galaxies qui montrent que les étoiles éloignées des centres galactiques tournent trop vite par rapport aux prédictions de la gravité, sauf si on prend en compte le fait qu’il existe de la matière noire invisible.
On peut aussi mentionner l’existence du fond diffus cosmologique qui contient une empreinte de l’univers tel qu’il était 380,000 ans après le Big Bang. Cette empreinte ne fait du sens que si on prend en compte la matière noire (et le modèle standard de la cosmologie dans son ensemble).
Finalement, on peut parler de la structure de l’univers tel qu’il l’est, avec l’organisation des différentes galaxies en son sein. L’image ci-dessus montre des résultats de simulation dans le cadre du modèle standard de la cosmologie, qui sont en bon accord avec ce que l’on voit (des clusters de galaxies, des super-clusters de galaxies, etc.).
Collisionneurs et matière noire - une inspiration supersymétrique
Ceci dit, nous n’avons pas la moindre idée de la nature de la matière noire. Cette dernière peut donc être plus ou moins n’importe quoi (ou presque ; oublions les licornes naines roses). Par conséquent, si on veut modéliser des signaux de matière noire aux collisionneurs, on est dans une méchante impasse.
L’inconnue de la nature de la matière noire implique l’existence de centaines de modèles, et il est juste impossible de prendre en compte dans nos simulations un si grand nombre de modèles (à un moment, il y a juste un problème en ressources humaines).
Pour résoudre cette complication, les physiciens ont construit des modèles qui sont appelés modèles simplifiés. Ils sont représentatifs d’un grand nombre de modèles complets en un coup. Cela permet de pouvoir se concentrer sur un petit nombre de modèles (simplifiés) au niveau des recherches à proprement parler, et de réinterpréter dans un second temps les résultats dans tout un tas de théories complètes et potentiellement élégantes.
Par exemple, on peut prendre le concept de supersymétrie, c’est-à-dire l’une des classes de théories au-delà du Modèle Standard de la physique des particules les plus étudiées. Pour des détails sur la supersymétrie, suivez simplement le lien. Pour la version courte, il suffit de garder à l’esprit que cette théorie permet de résoudre élégamment un grand nombre de problèmes du Modèle Standard, dont celui de la matière noire.
Pour construire notre modèle simplifié, on commence par supposer qu’il existe une particule de matière noire et que cette dernière interagit avec les particules du Modèle Standard. On prend alors la supersymétrie pour déterminer la forme de ces interactions. Autrement dit, on suppose que la matière noire est supersymétrique.
[Crédits: Jason Jacobs (CC BY 2.0)]
Dans ce cas, la matière noire interagit avec le Modèle Standard via une autre nouvelle particule qui joue le rôle de médiateur. Ce médiateur va alors connecter la matière noire aux quarks et leptons du Modèle Standard. Notre modèle simplifié contient alors le Modèle Standard, une particule de matière noire et un médiateur la reliant aux quarks et aux leptons.
Cela nous donne comme paramètres du modèle simplifié les deux masses des nouvelles particules (celle de la matière noire et celle du médiateur). Le couplage de la matière noire au Modèle Standard est quant à lui entièrement prédit par la supersymétrie. Dans le cadre d’un modèle simplifié, on se permet cependant de s’affranchir de cette contrainte et la force de ce couplage est une liberté du modèle.
Nous avons donc un modèle très simple (trois paramètres), qui trouve sa motivation dans un cadre théorique bien établi (la supersymétrie). Mais est-ce viable au vu des données ? C’est sur quoi la publication discutée aujourd’hui s’est penchée.
The Incredible Bulk
[Hop, un sous-titre en anglais parce que Marvel le vaut bien.]
[Hop, un sous-titre en anglais parce que Marvel le vaut bien.]
Bien qu’inspiré d’un cadre théorique bien déterminé (c’est-à-dire la supersymétrie), notre modèle simplifié est beaucoup plus général. Cela provient des couplages que nous avons ‘promus’ en paramètres libres de la théorie. C’est exactement l’un des gros avantages des modèle simplifiés : ils sont beaucoup plus généraux que ce qu’on pourrait naïvement croire.
Je vais à présent revenir plus grandement sur ce point et prendre comme exemple une réalisation concrète et motivée du modèle simplifié.
Il s’agit de la région dite du bulk de l’espace des paramètres supersymétriques (et hop la connection avec Hulk est faite). Il s’agit d’une configuration particulière des paramètres du modèle supersymétrique de départ, dans laquelle la matière noire est connectée au Modèle Standard par les interactions d’hypercharge.
Sans entrer dans les détails, on peut voir les interactions d’hypercharge comme un mélange d’interactions électromagnétiques et faibles (deux des forces fondamentales de la nature). Il s’agit donc de quelque chose de bien connu et bien déterminé.
Ici, notre modèle simplifié n’a donc que deux libertés : les masses des nouvelles particules (vu que les couplages sont fixés par l’hypercharge).
[Crédits: Piotr Siedlecki (public domain)]
Dans ce cas-là, il se trouve que nous pouvons reproduire la quantité de matière noire observée dans l’univers uniquement si les médiateurs sont des particules légères. Et ça, c’est la catastrophe. Car le LHC n’a trouvé aucune particule nouvelle légère, et a même largement exclu leur potentielle existence.
À la rescousse de la matière noire supersymétrique
Nous avons donc une contradiction un peu gênante. Nous construisons un modèle simplifié bien motivé, et ses configurations typiques (celles du bulk) sont exclues par les données. Nous avons alors trois possibilités pour faire de la physique. En étant pragmatiques, nous allons les prendre en compte toutes les trois, car il ne faut laisser passer aucune opportunité de découvrir quelque chose de nouveau.
La première option est de dire simplement que l’on s’en fiche totalement. Le modèle simplifié a vocation à être plus général que le modèle de départ et permet l’exploration de nombreuses possibilités pour les phénomènes nouveaux. Non seulement on peut jouer avec les masses des nouvelles particules, mais nous avons aussi le loisir de modifier leurs couplages.
Avec cette idée en tête, ce n’est pas grave si on teste des configurations qui ne sont pas vraiment motivées théoriquement. Nous n’avons en effet tout simplement peut-être pas encore inventé la bonne théorie menant à elles. Si jamais on observe quelque chose, alors on devra se creuser la tête et trouver une théorie qui fait du sens. Mais en attendant, c’est open bar et on peut tester les implications des données sur le modèle.
[Crédits: geralt (Pixabay)]
Une autre option est de repartir de la théorie de départ, et d’étudier des autres configurations de paramètres. Cela nous permet de déterminer d’autres possibilités intéressantes pour le modèle simplifié, qui peuvent potentiellement survivre aux contraintes venant des données. Nous avons alors un modèle simplifié général qui contient certaines configurations de paramètres privilégiées théoriquement, et non plus une seule. Ça demande cependant un plus gros travail au niveau de la théorie complète, qu’il faut explorer plus en détails.
Par exemple, si le médiateur et la matière noire ont presque la même masse, il se trouve que le médiateur a tout à coup un rôle très important dans l’univers primordial. Cela qui permet d’avoir la bonne quantité de matière noire aujourd’hui avec des nouvelles particules qui peuvent échapper aux contraintes du LHC (grâce à la faible différence de masse entre médiateur et matière noire).
Finalement, on peut quitter le contexte simplifié, ou minimal, et étudier une version moins minimale du modèle (mais toujours simple). On part à nouveau du cadre théorique de départ et on regarde ce qui pourrait changer lorsque, par exemple, on inclut plusieurs particules pas trop lourdes dans le modèle simplifié. Nous avons ainsi plusieurs médiateurs. Pour plus de détails sur cette façon de faire, je recommande la lecture du blog de la semaine dernière.
En prenant en compte ces trois options, on étudie alors les conséquences phénoménologiques du modèle, que cela soit au LHC ou dans les expériences de matière noire présentes et futures. Cela nous permet de voir où nous allons, et si nos recherches couvrent bien toutes les possibilités. Il est crucial de ne rien laisser passer…
Un petit résumé
Des modèles simplifiés pour la matière noire en collisionneurs
Des modèles simplifiés pour la matière noire en collisionneurs
Le point de départ de l’histoire de cette semaine et le modèle standard de la cosmologie. Il s’agit d’un cadre simple permettant d’expliquer de nombreuses observations dans l’univers. Ce modèle a une propriété très intéressante : il inclut une certaine quantité de matière invisible qui interagit gravitationellement, la matière noire. Il nous reste donc à élucider le mystère de la nature précise de cette matière noire, que nous ne connaissons pas.
On effectue deux hypothèses ici (sinon ce n’est pas drôle). Premièrement, il existe une particule de matière noire. Deuxièmement, cette particule interagit avec les particules du Modèle Standard de la physique des particles. Dans ces conditions, on peut rechercher la matière noire auprès des collisionneurs de particules comme le LHC du CERN.
Cela implique de simuler des signaux de matière noire et de les comparer aux données. Le problème est que nous n’avons aucune idée de la nature de la matière noire, et cela reviendrait à simuler des centaines de modèles différents (les physiciens ont beaucoup d’imagination). Pour cette raison, l’idée des modèles simplifiés est très intéressante : à l’aide d’un modèle unique, on peut décrire des dizaines de modèles complets.
Dans ce blog, j’ai expliqué comment on pouvait construire un tel modèle simplifié à l’aide d’un exemple concret : celui de la supersymétrie. Dans un cadre supersymétrique, nous avons une particule de matière noire qui est connectée aux particules du Modèle Standard par un ou plusieurs médiateurs. On va alors prendre notre théorie supersymétrique et se concentrer uniquement sur la matière noire et les médiateurs (on ignore tout le reste). On peut même se focaliser sur un médiateur unique (ils sont tous lourds sauf un) pour simplifier le plus possible.
À partir de là, on peut commencer à faire quelques calculs et vérifier dans quelles circonstances nous pouvons prédire la bonne quantité de matière noire. Et c’est la que tout part en vrille : il faut que le médiateur soit léger, ce qui contredit sa non-observation au LHC.
Nous avons alors trois possibilités pour avancer.
- On généralise le modèle, en rendant la connection entre le médiateur et la matière noire un paramètre libre du modèle. Le couplage entre le médiateur et la matière noire n’est donc plus prédit par la supersymétrie. Cela offre de nouvelles possibilités d’exploration, et permet même de peut-être sonder des théories qui n’ont pas encore été inventées.
- On rend le modèle non-minimal, en étudiant par exemple un cas où plusieurs médiateurs entrent en jeu. Cela permet d’avoir de nouvelles possibilités pour le modèle simplifié, qui ne seront pas (forcément) exclues par les données.
- On étudie plus en détails la théorie complète pour trouver d’autres configurations des paramètres menant à la bonne quantité de matière noire. C’est le cas par exemple lorsque le médiateur et la matière noire ont presque la même masse.
C’est ensuite aux physiciens à considérer les trois cas et vérifier que toutes les approches sont bien couvertes par les analyses actuelles (et futures). Ce qui est crucial est qu’il faut être sur que l’on n’omet aucune possibilité pour découvrir des phénomènes nouveaux.
Je vais m’arrêter là pour aujourd’hui, et je vous souhaite à toutes et tous un très bon week-end. Je suis impatient de lire vos commentaires et vos suggestions. À bientôt !